La pluie cessa. Mais une fraîcheur acérée avait imprégné l’air. Soline resta un long moment à se mordre les lèvres sur la petite marche de la porte d’entrée, grelottant les poings serrés à l’intérieur des poches de son manteau. Les muscles tendus de ses bras, et de son dos n’étaient plus que douleur. Elle examina méticuleusement chacune des rares voitures qui passaient dans la rue, dans l’espoir de voir apparaître ses parents.Le vent s’intensifia encore jusqu’à devenir insupportable. Elle n’eut d’autre choix que battre en retraite à l’arrière de la maison. Elle se souvint qu’habituellement, Julien ne verrouillait pas la porte de la remise, et courut donc y trouver refuge. En contournant la maison par la petite allée qui menait au jardin, elle jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre, qui donnait dans le salon. Une immense masse sombre dévorait l’espace, découpée par la silhouette du grand bahut dressé comme un fantôme contre le mur au fond de la pièce.El
La pleine lune, dirigée comme un projecteur droit sur la fenêtre de la chambre, diffusait dans toute la pièce une lugubre lumière cobalt. Soline, fatiguée, désespérée et perdue, était étendue sur le lit, la figure plongée dans l’oreiller. Elle ne parvenait plus à entendre les bruits ordinaires de la maison. Tout ce qui avait composé jusque-là son quotidien s’anéantissait progressivement sous l’effet d’une force mystique, une sorte de combustion instantanée. Elle se sentait comme piégée au beau milieu d’un incendie sans flamme. Sa vie tout entière brutalement lui échappait, soufflée par les vents d’automne. Ses parents semblaient avoir littéralement oublié son existence.L’épuisement et le chagrin qui la rongeaient l’avaient mise dans un étrange état. Elle n’aurait pas même su dire si elle était éveillée ou endormie. Elle sentait ses bras et ses jambes, mais était incapable de les bouger. Elle pouvait toujours respirer, mais remplir et vider ses poumons la faisait horribl
Tout à coup, l’univers se mit à convulser. Soline sentit son corps s’alourdir sous le poids d’une force irrésistible. Elle et la femme qui l’avait enlevée furent ballottées, charriées par de vives secousses. La puissance qui s’en dégageait l’empêchait même d’ouvrir la bouche pour crier. L’opacité était totale. Tout autour d’elles, une matière à la texture indéfinissable se fit oppressante, élastique, collante. Elle avait l’impression de glisser dans un conduit visqueux. Un crissement sourd envahissait tout l’espace. Il était ponctué de craquements abjects, comme des broiements d’os.Puis peu à peu, la lumière se mit à filtrer. Et la matière s’écarta. Et le crissement fut étouffé, pour cesser complètement. Elles finirent par s’extirper de l’obscurité. Mais la situation n’en fut pas plus paisible pour autant.Elle eut tout juste le temps de frotter ses lunettes avec sa manche et de sonder les environs du regard. Elle vit juste derrière, une falaise immense,
Le convoi s’enfonça dans une nuit épaisse. La torche du cocher suffisait à peine à produire une bulle de lumière autour d’eux. On naviguait au cœur d’un océan de vide. Il était évident qu’Alfred connaissait l’itinéraire sur le bout des doigts et avançait aveugle, conduit par sa mémoire comme un train sur ses rails.L’équipage accompagnait les mouvements de la charrette qui tanguait, sursautait, s’écroulait en butant contre les pierres incrustées dans le chemin. L’air était glacial. Soline considéra ses deux codétenus.Une jeune fille blonde, très gracieuse–qui devait avoir douze, peut-être treize ans–se tenait en face d’elle, transie dans sa robe cannelle, les mains, longues et délicates, posées sur les jambes. Elle regardait le sol en tremblant de désespoir et d’asthénie.À côté d’elle était assis un garçon qui avait très probablement, comme elle, une dizaine d’années. En se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il l’
Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon
Soline poussa péniblement le volet en chêne qui mugit un lent hurlement de douleur oxydée. Juste en face de l’entrée s’imposait un large escalier. Elle frissonna quand la plaque de métal rouillée qui recouvrait le sol du hall carillonna sous ses premiers pas dans la demeure. Elle se figea sur place et se contenta d’observer les environs. À sa gauche, une porte entrouverte donnait sur une grande pièce pourvue de longues tables vides. Elle faisait sans doute office de salle de restauration.À droite, elle aperçut des ombres qui dansaient dans la lumière calcite des bougies, au bout d’un couloir. Elle s’engagea prudemment dans le dortoir. N’osa pas lever les yeux trop haut pour ne surtout pas se faire remarquer et fila promptement s’asseoir sur le premier lit qu’elle trouva, pour inspecter discrètement les alentours dans l’espoir d’apercevoir un morceau de la robe de Catherine ou un fragment de manche de la veste sauge de Pierre. Il devait y avoir là une bonne cinquantaine
Transis par le froid, Tuaki et Soline piétinaient pour se réchauffer au milieu de la cour. La fillette leva les yeux pour contempler une nouvelle fois le bâtiment. À la lumière du jour, il lui parut plus impressionnant encore que la veille dans l’obscurité. Bien que le ciel fût entièrement dégagé, il était toujours impossible d’en distinguer le sommet. C’était comme s’il montait droit jusqu’aux étoiles. Des plantes sauvages s’y agrippaient sur les quatre premiers étages, comme des mains gigantesques, s’unissant pour le soutenir ou pour l’implorer. Soline eut beau chercher, elle n’avait pas souvenir d’avoir jamais vu une maison aussi mystérieuse et déstructurée, ni pour de vrai, ni en photo, ni même en dessin dans ses livres de contes. Étrangement, elle avait l’air à la fois fragile et indestructible, rassurante et terrifiante.Les grosses machines qui trônaient de chaque côté plantaient leur fer dans sa chair de bois flétri, pareilles à deux colosses de métal rouillé, de
S’écoulèrent semaines et mois, et peu à peu une forme de routine s’installa. D’autres groupes d’enfants arrivèrent à l’orphelinat et la vie suivit son cours, balançant au gré des jours entre accoutumance forcée et nostalgie du monde réel. Un hiver intense et éprouvant succéda à l’automne. L’air glacial qui s’engouffrait par tous les nombreux orifices de la demeure rendait les nuits acerbes et acérées. Malgré des journées de travail harassantes, trouver le sommeil était une épreuve quotidienne. De chaque geste à exécuter, de chaque distance à parcourir, le froid faisait une souffrance.Au matin d’une nuit tourmentée, après un réveil pénible, la petite fille–épuisée et en retard–se hâta de se préparer et fila prendre son service d’un pas affolé. En louvoyant entre les lits, elle remarqua au loin que Tuaki n’avait pas bougé. Elle s’approcha pour lui demander si tout allait bien. Mais il ne lui répondit pas et n’esquissa pas le moindre geste. Il était